Après avoir été chahutée au début de la crise du Covid-19, l’Union européenne semble être rentrée dans le jeu. Le défi de la mise en œuvre d’un ambitieux plan de relance n’est toutefois pas encore sous toit et le Conseil européen semble nous avoir habitués à des réunions où il fleurte avec les bords de l’abîme.
Premières réactions européennes à la crise
Le monde n’est pas encore sorti, loin de là, de la grave crise du Covid-19. Plus de 10 millions de personnes ont d’ores et déjà été contaminées sur les cinq continents et une sur vingt y a perdu la vie. Sur le continent européen, on dénombre à ce stade environ 200’000 décès. On s’interroge sur le risque d’une possible deuxième vague. Cette crise sanitaire inédite, qui a bouleversé la vie des gens, a révélé pour l’Ancien Continent de nombreuses vulnérabilités économiques et stratégiques. Elle a touché une Union européenne en état de crise quasi-permanente depuis 15 ans, et ce à de multiples niveaux. Une profonde récession est maintenant attendue.
Les réactions nationales initiales se sont faites en ordre dispersé et ont ressemblé à un sauve-qui-peut généralisé. L’espace Schengen, l’orthodoxie budgétaire et le régime des aides d’État ont été provisoirement mis entre parenthèses. L’espace politique laissé à l’Union par ses États membres a été extrêmement réduit dans un premier temps. Cela a été source de déceptions envers l’Union plutôt qu’envers ses membres, ce qui ne manque pas d’ironie. Des cris d’alarme se sont faits jour au mois de mars 2020.
Au mois d’avril, le Conseil européen a accepté un plan de sauvetage de 540 milliards d’euros au bénéfice des travailleurs, des entreprises et des États. Il s’agit ici de prêts, mais sans les conditionnalités exigées par le passé. La politique monétaire très accommodante de la Banque centrale européenne (BCE) a encore été assouplie, se caractérisant par des injections massives de liquidités dans l’économie.
Les enjeux du plan de relance
Au moment où l’on entrevoit les effets dévastateurs de la crise sanitaire sur l’économie européenne, la question d’un plan de relance de l’UE est maintenant à la une de l’agenda politique communautaire. Elle se combine à la question du financement pluriannuel de l’Union dans le futur. L’UE fixe en effet des cadres financiers septennaux, dont l’actuel arrive à échéance en fin d’année, ayant représenté entre 2014 et 2020 un montant total d’environ 1’000 milliards d’euros. Le prochain cadre couvrira la période 2021-2027. Les négociations sur ce cadre étaient embourbées en février 2020 lorsque la crise du coronavirus allait exploser. Le clivage le plus marquant concernait les pays dits « frugaux » (Autriche, Pays-Bas, Danemark, Suède) qui se refusaient à voir croître le budget communautaire. Ce clivage nord-sud est critique depuis de nombreuses années au sein de l’Union et a été exacerbé par la grave crise économique et financière post-2008 et le choc migratoire ayant touché le continent en 2015. Un autre clivage, cette fois-ci entre l’est et l’ouest du continent, se trouve aussi en embuscade.
Le retournement stratégique de l’Allemagne au mois de mai 2020 sur la question de la mutualisation de la dette a représenté sans nul doute une césure majeure. Il a permis la formulation d’une proposition franco-allemande pour un plan de relance à 500 milliards d’euros. Ce plan a constitué l’assise de la proposition de la Commission européenne rendue publique le 27 mai et représentant une enveloppe de 750 milliards d’euros. Lorsque la Commission additionne les montants de l’actuel cadre financier pluriannuel projeté sur les sept prochaines années, du plan d’urgence accepté en avril et de son projet de plan de relance, elle articule un montant total de 2’300 milliards d’euros au profit de l’économie européenne dans les prochaines années – plus de deux fois le montant du budget précédent.
Le projet de plan de relance de la Commission européenne, inséré dans les propositions pour le futur cadre financier pluriannuel, a été discuté une première fois par le Conseil européen en vidéoconférence le 19 juin dernier. La prochaine réunion des dirigeants exécutifs nationaux aura lieu à Bruxelles les 17 et 18 juillet lors d’un sommet extraordinaire. Les négociations entre États sont en cours, conduites par le président du Conseil européen Charles Michel. Elles ne sont pas faciles et il n’y a pas encore d’accord en vue. Nul doute cependant que la présidence allemande du Conseil de l’Union qui débute le 1er juillet va puissamment œuvrer à la conclusion d’un accord.
Mise en perspective
A ce stade, on s’interroge naturellement : que retirer des développements qui précèdent ? La gestion de la crise du coronavirus au niveau européen a donné lieu à des déceptions initiales. Cependant, il faut se rappeler que les sauts qualitatifs dans le processus d’intégration européenne sont toujours la résultante de ce que les États membres veulent bien collectivement consentir. Force est de constater que, en comparaison avec les suites de la crise de 2008, l’UE s’en sort plutôt bien pour le moment. Le risque d’usure guette cependant toujours les Européens. L’exacerbation du clivage nord-sud durant la crise du coronavirus a été critique. La situation politique, économique et sociale dans des pays comme la France, l’Italie et l’Espagne est délicate. Les sondages d’opinion dans l’Hexagone relèvent un profond malaise vis-à-vis des institutions, du système capitaliste et du libre-échange. Dans ce contexte mouvant et dangereux, l’importance de l’évolution de la position allemande doit être soulignée. Cela a permis le temps des annonces ambitieuses en mai 2020. Le temps des résultats attendus se situe quant à lui au mois de juillet. Il faut se souvenir de l’habitude du Conseil européen de travailler au bord de l’abîme avant d’accoucher de résultats. Rappelons-nous ainsi la réunion du 2 juillet 2019 lors de laquelle un accord sur la nomination des dirigeants de l’UE avait été obtenu in extremis.
Dans la question du plan de relance européen, on trouve plusieurs thèmes critiques. Tout d’abord le montant du plan (la proposition de la Commission est de 750 milliards d’euros). En second lieu, la répartition entre subventions non-remboursables et prêts remboursables par les États (proposition de la Commission : parts respectives de deux tiers et un tiers). Troisièmement, l’insertion de conditionnalités éventuelles liant les États bénéficiaires. Quatrièmement, les critères d’allocation des aides (qui, avec la proposition de la Commission, placent loin en tête des bénéficiaires l’Italie et l’Espagne et qui visent à soutenir le projet de Green Deal européen). Cinquièmement, enfin, le financement du plan de relance, là où la Commission propose une mutualisation des dettes et la capacité qui lui serait accordée d’emprunter au nom des 27 États membres. Dans ce scénario, le début des remboursements ne commencerait pas avant 2028 et ses modalités devraient faire l’objet de négociations futures.
Tous les thèmes critiques précités doivent maintenant faire l’objet de négociations entre les États membres de l’Union. Ces questions très délicates se combinent avec la négociation du cadre financier pluriannuel pour les années 2021 à 2027. Afin de nouer la gerbe, la Commission voudrait pouvoir remonter le plafond du budget européen à 2% du revenu national brut, ce qui représenterait un quasi-doublement par rapport à maintenant et devrait ouvrir la voie à une diversification des sources de financement du budget communautaire et à certains impôts européens indirects.
En référence à l’histoire américaine des débuts de l’État fédéral, le projet de la Commission européenne ne représente pas un « grand soir hamiltonien » car il ne vise pas à mutualiser les dettes existantes des États membres, ni à mutualiser toutes les dettes futures. Le projet de fonds de relance, intitulé « Next Generation EU », vise à mutualiser les dettes futures liées spécifiquement à ce projet qui revêt un caractère unique. En même temps, ce développement permis par le revirement allemand constituerait un précédent. Il s’agit donc ni de sous-estimer, ni de surestimer ce projet. S’il fallait prendre un pari (ce qui est par essence toujours risqué), on serait tenté de dire qu’il y aura un accord sur un plan de relance car l’Union européenne peut difficilement se permettre de ne pas en trouver un. Le poids du couple franco-allemand, des pays du Sud et des institutions communautaires se combinera. Certaines concessions envers les pays dits « frugaux » devraient logiquement être trouvées.
Après la négociation de 2019 sur la nomination des dirigeants européens, on se trouve devant le deuxième cas où l’UE post-Brexit doit prendre des grandes orientations. En 2019, les Britanniques se trouvaient sur le départ et ne s’étaient logiquement pas mêlés de ces nominations. La fin de l’influence britannique depuis l’intérieur des institutions communes, ainsi que l’épée de Damoclès des risques pour l’UE liés au Brexit se combinent et aideront sans doute l’Union à atteindre des compromis. Mais, malgré tout, les choses ne sont pas faciles. L’actualité européenne montre aisément que plusieurs pays européens pouvaient facilement s’abriter derrière le Royaume-Uni dès lors qu’il était question de générer des blocages européens.
L’argent, « nerf de la guerre »
Dans la vie des organisations, les questions de financement sont cruciales. On l’a vu par exemple avec, dans un tout autre cadre, les stratégies américaines pour affamer financièrement les Nations Unies. On n’en est évidemment pas à ce niveau au sein de l’Union européenne, même si les choses ne sont tout de même pas faciles. Certains pays aisés conservent des rabais financiers sur lesquels il est difficile de revenir. Certaines politiques traditionnelles, comme la politique de cohésion ou la politique agricole commune, conservent un grand poids. La volonté de réorienter les dépenses vers la transition écologique, les investissements d’avenir et l’action globale de l’UE ne seront pas faciles à mettre en œuvre car les États membres sont sources de contraintes et entendent veiller au grain.
On doit cette réalité au fait que l’UE est restée intergouvernementale à bien des égards, même si en réalité un savant mélange de pratiques intergouvernementales et supranationales prévaut. Pour faire court, le cadre constitutionnel et les moyens financiers mis à disposition restent intergouvernementaux. Si une pratique intergouvernementale pure prévalait, les pays frugaux pourraient imposer qu’il n’y ait aucune évolution. Or un compromis est tout de même attendu. Sous l’influence du développement des solidarités de fait nouées depuis 1950 et de la teinte supranationale des institutions, on se situe, dans certains volets fondamentaux du processus de construction européenne, dans l’intergouvernemental du compromis « moyen » plutôt qu’a minima. Les compromis « du haut » sont très difficiles à atteindre. Si les choses étaient différentes, la proposition de la Commission sur le plan de relance se situerait probablement au-delà de 1’000 milliards d’euros et le projet aurait déjà été accepté par le Conseil européen.
Conclusion
L’expérience européenne montre que les crises peuvent être facteurs de progrès, c’est incontestable. Il existe cependant des risques d’usure face à la somme des crises à affronter. Il serait naïf de croire que les progrès sont assurés et les développements du processus d’intégration inévitables. Oui, la construction européenne est le fruit de la nécessité, mais encore faut-il que celle-ci soit correctement perçue. Il existe toujours le risque de cassures historiques. Dans l’époque chahutée actuelle, la menace la plus grande pour la construction européenne serait sans doute celle d’un craquement systémique dans un grand État membre. D’où l’importance de réaliser des progrès visibles et concrets pour les citoyens en montrant la plus-value de l’action européenne. Dans les constructions humaines, rien n’est jamais garanti pour toujours. Jean Monnet avait coutume de dire qu’il n’était ni optimiste ni pessimiste, mais déterminé. Jacques Delors quant à lui parlait de pessimisme actif.
* Gilles Grin est docteur en relations internationales, directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe et chargé de cours à l’Université de Lausanne. Ses propos n’engagent pas ses institutions d’affiliation.
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